[Podcast, Épisode 5] Virage au nord : les écoles de pipes danoises

[Podcast, Épisode 5] Virage au nord : les écoles de pipes danoises

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11 août 2021
Après avoir découvert les écoles de pipes classique et néoclassique, il est temps de se pencher sur le cas du Danemark. Comment a-t-il révolutionné le monde de la pipe dans les années 50-60 ?

Avant propos :

Dans cet article, de nombreux pipiers sont cités et il est un peu difficile de garder en tête tous ces noms et les relations familiales, amicales ou professionnelles qui les unissent.

Le monde de la pipe danoise est un microcosme : tous les pipiers se connaissent, et nombreux sont ceux qui ont créé des ateliers ou collaboré ensemble, à court ou long terme.

Naturellement, ce schéma est loin d'être exhaustif et il existe bien d'autres pipiers danois que ceux cités ici. Malgré ces omissions j'espère avoir réussi à dresser un portait fidèle du paysage de la pipe au Danemark.

Relations entre pipiers danois

Si les écoles classiques ont largement reposé sur une pluralité de marques et d'entreprises, l'école danoise est, quant à elle, basée sur une symbiose unique entre la plus grande marque du Royaume du Danemark, Stanwell, et une multitude de pipiers indépendants ou à la tête d'ateliers de taille modeste.

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Re-situons Stanwell dans l'univers de la pipe :

Tout commence au cœur de la Seconde Guerre Mondiale : l'Europe occupée est coupée de l'Angleterre, principal fournisseur de pipes du marché danois. Les lieux de productions de bruyère étant eux aussi hors de portée (Saint-Claude rencontra les mêmes difficultés), le danois Paul Nielsen commence à fabriquer des pipes en hêtre dès 1942 pour répondre à la demande locale.

Une fois la guerre terminée, Nielsen a de nouveau accès aux fournisseurs de bruyère, mais se retrouve confronté à la forte concurrence des marques britanniques, qui jouissent d'une très bonne image. Comme d'autres avant lui, Nielsen va alors britanniser sa marque, afin de conquérir le cœur des fumeurs danois. Il la renomme "Stanwell" et adopte un logo à l'anglaise (la fameuse calèche). Preuve de sa dévotion à la réussite de son entreprise, il va même jusqu'à changer son propre nom de famille en... Stanwell.

Pipes de la marque Stanwell

En 1948, Poul Nielsen (ou plutôt, Poul Stanwell) décide d'aller visiter le petit atelier de Teofil Suhr, où, selon la rumeur, il serait possible de trouver des pipes aux formes encore jamais vues ! Jusqu'alors, les pipes Stanwell possédaient des formes classiques, typiques des canons français et anglais. Stanwell cherche à introduire de la nouveauté à son catalogue. Pendant sa visite, il est immédiatement séduit par les créations d'un ouvrier de l'atelier, Sixten Ivarsson. Seul bémol : ses pipes sont chères, et Stanwell s'est fixé pour objectif de proposer des pipes de haute qualité à un prix abordable. Il ne lui est donc pas possible de simplement s'approvisionner auprès de Teofil Suhr et Ivarsson.

Suite à un différent entre Suhr et Ivarsson, ce dernier quitte l'atelier et devient contremaitre chez Stanwell : c'est le début d'une collaboration qui va durer 40 ans. Ivarsson a rapidement un rôle clef au sein de l'entreprise et se retrouve chargé de créer de nouvelles formes de pipe. Pour donner un ordre d'idée de l'importance du maître pipier, parmi 284 modèles de pipe recensés dans les collections de Stanwell, Ivarsson en a conçu 63 à lui seul.

Toutes les pipes Stanwell

Sixten Ivarsson, le père de l'école danoise ?

Quand il intègre les rangs de Stanwell, Sixten Ivarsson n'en est pas à son coup d'essai. Immigré de Finlande et issu d'une famille très pauvre, il commence à travailler tôt. Très manuel, il acquiert une grande expérience en réparant des pipes. Il développe des trésors d'ingéniosité pour ses réparations, tout en remarquant les erreurs commises par les autres fabricants. Manipuler des pipes de différentes origines est également une source d'inspiration considérable, ce qui se révèlera un grand avantage quand il se décidera à passer à la fabrication.

En quoi les pipes d'Ivarsson sont-elles si différentes des pipes classiques, et pourquoi est-il considéré comme le père de l'école danoise ? Pour trouver la réponse à ces questions, il faut remonter le temps et changer de domaine. Oublions un instant la tournerie pour nous plonger dans... l'architecture.

Dans les années 1920-1930, la Scandinavie et les pays de l'Est voient naître le mouvement architectural fonctionnaliste. Selon les codes de ce mouvement, la taille d'un bâtiment, sa masse, son agencement spatial et toutes les autres caractéristiques de son apparence doivent dériver uniquement de sa fonction. Si tous les aspects fonctionnels du bâtiment sont respectés, la beauté architecturale en découlera naturellement. Le fonctionnalisme va également s'exprimer dans l'aménagement intérieur à travers le courant du "Danish modern", qui fait la part belle à la réinterprétation des objets du quotidien avec des lignes beaucoup plus courbes, qui s'adaptent mieux au corps humain. De plus, ce mouvement place le matériau comme point de départ de la création. Il faut accepter sa nature et son caractère pour le façonner du mieux possible, en gardant en tête l'objectif que l'on s'est fixé.

Sixten Ivarsson, le père de l'école danoise

Sixten Ivarsson, le père de l'école danoise

Comment tout cela s'exprime-t-il dans la pipe ? Le Danish modern se retrouve à trois niveaux :

D'après Ivarsson, si une pipe est belle, c'est une bonne chose. Toutefois, une pipe doit avant tout être le parfait outil pour fumer : la chambre doit être correctement réalisée, les perçages doivent être parfaitement alignés et offrir un excellent tirage. De plus, les proportions de la pipe doivent être pensées de façon à offrir la meilleure prise en bouche et en main, tout en offrant une silhouette harmonieuse. C'est la fonction de l'objet qui prime sur le reste.

Le second point est sans doute le plus révolutionnaire pour l'époque. Ivarsson réalise ses pipes entièrement à la main et met l'accent sur le respect de la bruyère ainsi que sur l'usage de la teinte pour révéler le dessin du bois. Il travaille en fonction de la veine de la bruyère et tourne ses têtes de façon à mettre en valeur le grain de la bruyère. Cela lui permet aussi de changer de forme en cours de route s'il tombe sur des défauts trop importants. Il accepte quand même de conserver les défauts mineurs s'ils sont inévitables et n'essaye pas de les masquer, afin de ne pas nuire à la bonne harmonie de la pipe. L'artisan s'adapte aux contraintes du matériau naturel et le sublime en permanence. Ainsi, par exemple, Ivarsson tourne une splendide pipe à la fin des années 50, issue d'un bloc de plateau. Avant de passer à la finition, il ne lui reste qu'à couper la "croute", c'est-à-dire la partie supérieure du foyer, qui correspond à la bordure extérieure de la bruyère. A ce moment lui vient une idée : et pourquoi ne pas conserver cette croute et l'intégrer à la silhouette de la pipe ? D'autres pipiers ont probablement eu la même idée, néanmoins c'était du jamais vu chez les pipiers danois, et cette pipe, nommée "The unfinished" (littéralement "La non-terminée") rencontrera un grand succès auprès des fumeurs et inspirera de nombreux artisans pipiers. Ivarsson est également à l'origine de la pipe Nefertiti, qui devint une forme iconique du catalogue de Stanwell avec son foyer incliné et évasé vers le haut, et de la forme "œuf".

Enfin, le "Danish Modern" s'exprime aussi dans la combinaison des matières employées, et marque le début d'une grande originalité dans le travail des tiges et des allonges. Si les designers de meubles commencent à utiliser l'acier, le verre et les essences de bois rares, Ivarsson innove en utilisant le bambou, la corne de buffle et de l'os pour ses tiges de pipes. Aujourd'hui, les tiges en bambou sont devenues relativement populaires et il n'est pas rare d'en croiser, autant sur des pipes anglaises (Dunhill Chestnut par exemple), que sur des japonaises (comme les Tsuge Tokyo), ou des françaises comme chez Rostiak ou Pierre Morel. Les pipes demeurent en bruyère mais les pipiers font preuve de bien d'ingéniosité pour intégrer d'autres essences de bois à leurs créations.

Avant de parler du second père de l'école Danoise, il faut reconnaitre une dernière contribution majeure de Sixten Ivarsson au monde de la pipe : c'est le tout premier à avoir commencé à créer des pipes dites "Free Hand" (parfois traduit en "fait main" en français). En effet, on considère qu'il existe 3 manières de fabriquer une pipe :

  • A partir d'une machine à copier, qui suit les contours d'un modèle et les reproduit sur 4 ou 6 pipes à la fois.
  • A partir d'un tour à bois, qui fait tourner l'ébauchon sur lequel on utilise différents outils pour façonner la tige et le foyer.
  • La méthode Free hand ou "forme libre fait main", qui consiste à utiliser un tour à polir équipé d'un gros grain et de manipuler l'ébauchon à la main, ce qui permet une précision parfaite. L'artisan retire autant de matière qu'il le souhaite et où il le veut. Il peut vérifier la présence ou non de défauts pour changer la forme de la pipe en cours de fabrication ou décider de faire évoluer la forme de la pipe afin de mettre en valeur la veine du bois. C'est grâce à cette méthode que des pipes aux formes incroyables ont vu le jour, comme la célèbre "Oliphan" avec un tige carrée.

Avec la méthode Free hand, la créativité du pipier n'est plus bridée par les limites des outils de production. Ce nouveau paradigme dans la fabrication de la pipe va laisser une trace durable et révolutionner le paysage pipier jusqu'à aujourd'hui.

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Les autres grands noms de la pipe au Danemark :

L'école danoise possède un second père : Preben Holm. Chez lui, la fabrication des pipes est une seconde nature : il vend ses premières pipes dès l'âge de 15 ans en 1962. À 22 ans, il dirige une fabrique qui comprend 45 employés. Adepte de la fabrication Free Hand, il abandonne rapidement les formes traditionnelles de l'école danoise et transcende l'image de la pipe. Cet artisan à la créativité incomparable combine surface lisse et surface sablée/rustiquée sur un même modèle, à une époque où les pipes ne possédaient généralement qu'une finition uniforme. Grâce à la technique Free Hand, il métamorphose la pipe en véritable sculpture. Les résultats, bien qu'éblouissants ne sont pas forcément ergonomiques. A l'image de la "Unfinished" d'Ivarsson, il propose des pipes dont le sommet du foyer ainsi que l'extrémité de la tige laisse apparaître la bordure de bruyère. Le travail de Preben Holm est entièrement dédié au grain du bois et à sa mise en valeur, ce qui l'amène souvent à proposer des pipes aux silhouettes folles, là où Ivarsson se restreint, pour offrir des formes plus cohérentes. Bien que les créations de Holm choquent les plus conservateurs du milieu, le succès est largement au rendez-vous, notamment aux Etats-Unis, où il exporte la majorité de ses pipes. Il rencontre aussi un grand succès au Japon, alors en plein boom économique. Très au fait de sa réussite, il n'en sait pas moins reconnaître les qualités de ceux qui l'entourent. Ainsi, dans son autobiographie écrite en 1985, peu de temps avant son décès soudain, il dit notamment :

Je n'aurais pas pu réussir si je n'avais pas employé de très bons assistants, surtout mon assistant en chef, que j'ai engagé il y a 16 ans, quand il avait 16 ans. Je l'ai formé alors qu'il était un jeune homme, et, de par l'expérience, j'ai découvert que c'est comme cela que l'on obtient les meilleurs assistants.

Preben Holm

L'assistant en question n'est autre que Poul Winslow, qui deviendra l'un des porte-étendards de l'école danoise. Il en reprend les codes, mais ajoute naturellement sa touche personnelle. C'est notamment un grand adepte des bagues, qu'elles soient en argent, en buis, en cytise ou en acrylique. C'est ce dernier matériau qui lui permet d'avoir beaucoup de liberté de variations quant aux couleurs de ses bagues.

Pipe de Poul Winslow

Création unique de Poul Winslow

Des années plus tard, dans une interview, Winslow déclare :

Preben était un génie, toujours à passer d'une idée à l'autre et très impatient quant aux résultats. Mais alors, il savait tourner une pipe ! Quelques-unes des free-hands les plus extrêmes sont sorties de son atelier dans les années 70, et, quoique disent ses critiques, elles se vendaient comme des petits pains, surtout aux Etats-Unis. Quant aux finitions, il était simplement le meilleur dans le domaine.

Poul Winslow

Enfin, après Sixter Ivarsson et Preben Holm, il est important de reconnaître la contribution d'une troisième personne au monde de la pipe danoise. S'il a moins marqué les esprits par son avant-gardisme, Poul Rasmussen a été un l'un des grands passeurs de savoir-faire vers la nouvelle génération. Il a notamment été le remplaçant d'Ivarsson chez Suhr et a formé de nombreux piliers de l'univers de la pipe danoise contemporaine : son épouse Anne Julie, Emil et Jess Chonowitsch (père et fils) ainsi que le fameux Tom Eltang.

Pipes de l'artisan danois Tom Eltang

Pour conclure sur les liens étroits qui unissent tout ce monde de la pipe au Danemark, il me semble pertinent de revenir à Stanwell, là où tout a commencé. La collaboration entre l'entreprise et les maîtres-pipiers indépendants transcende les générations. En effet, pour élargir son catalogue, Stanwell dispose d'un atout : son atelier de sablage jouit d'une aura d'excellence. Stanwell prend en charge les pipes d'artisans indépendants, et, en échange, obtient le droit d'étudier les pipes qui leur sont confiées. Cette symbiose durera longtemps. Des pipiers de la nouvelle vague danoise tels que Poul Winslow ou Jess Chonowitsch y prendront part. D'ailleurs ces derniers, ainsi que Tom Eltang vont concevoir des nouveaux modèles pour Stanwell...

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